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LES DEUX FACES DU GAUCHO-MACRONISME
Fiche de lecture

LES DEUX FACES DU GAUCHO-MACRONISME

Jérôme SAINTE-MARIE

Sondeur & Essayiste  

S’il est un fait que les leaders de la France insoumise n’aiment pas se voir rappeler, c’est leur appel plus ou moins explicite à voter pour Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle de 2022. Du côté de leurs alliés au sein de la NUPES, communistes, socialistes et écologistes, la chose est davantage assumée, quand elle n’est pas revendiquée. On verra ainsi la gauche toute entière réclamer des concessions sur la réforme des retraites au motif que Macron leur devrait son élection ! Cette attitude frôlerait le ridicule si ne se jouait pas quelque chose de plus profond, une affinité multiforme, une compatibilité, voire une complicité, entre la gauche et le pouvoir actuel. Un phénomène que l’on pourrait appeler, en s’inspirant d’un autre, le gaucho-macronisme.

Depuis près de trente ans, en effet, la sociologie politique française débat de l’existence et de l’étendue d’un supposé « gaucho-lepénisme », selon la formule du professeur Pascal Perrineau. A partir de l’élection présidentielle de 1995, ce politologue note la présence dans l’électorat lepéniste de nombreux électeurs de gauche déçus, qui pour certains se disent néanmoins toujours de gauche, et qui parfois votent à gauche au second tour après avoir porté leur suffrage au Front national au premier. Aujourd’hui, avec la double qualification de Marine Le Pen au tour décisif, on pourrait inverser le propos en rappelant que parmi ceux ayant choisi Jean-Luc Mélenchon le 10 avril 2022, 20% ont voté pour la candidate du Rassemblement national deux semaines plus tard. Voici pour le gaucho-lepénisme, voyons maintenant un autre hybride, plus actuel.

A l’heure où la NUPES défile contre la réforme des retraites et invective les ministres, rejouant l’opposition de la gauche contre Nicolas Sarkozy lors du précédent report de l’âge légal du départ en retraite, en 2010, il paraît utile de rappeler que par bien des aspects la gauche n’est pas l’opposé du macronisme mais en partie son origine et son allié. Il ne s’agit pas ici de suggérer qu’Emmanuel Macron serait « de gauche » et ceci pour la bonne et suffisante raison qu’il ne se prétend pas tel. Par ailleurs, la droite libérale continue à irriguer les rangs gouvernementaux et à soutenir électoralement le pouvoir en place. Cependant, par son libéralisme culturel comme par ses choix concrets, la gauche apporte son écot idéologique au bloc élitaire dont Emmanuel Macron constitue la figure de proue. Avant d’évoquer ce point, s’impose la distinction entre deux formes politiques convergentes mais formellement opposées, le gaucho-macronisme intégré et le gaucho-macronisme d’appoint, ou si l’on préfère Élisabeth Borne et Jean-Luc Mélenchon.

Le gaucho-macronisme intégré

Il faut revenir ici à une évidence dont le souvenir s’estompe. Lorsque Macron assume son ambition présidentielle, dans son discours du 12 juillet 2016 à la Mutualité, il occupe la fonction de ministre de l’Économie d’un gouvernement de gauche. Auparavant, il a été secrétaire général adjoint de l’Élysée au service de François Hollande, lequel a été Premier secrétaire du Parti socialiste durant onze ans. Après son élection, Macron s’entoure de figures socialistes qui le serviront sans états d’âme. Ainsi, la répression des Gilets jaunes sera menée sur le plan policier par Christophe Castaner, ancienne tête de liste socialiste en PACA, et sur le plan judiciaire par Nicole Belloubet, adhérente socialiste durant trente ans et à ce titre ancienne vice-présidente du conseil régional de Midi-Pyrénées. Élisabeth Borne, qui fut directrice de cabinet de Ségolène Royal au ministère de l’Écologie, se situe dans la même mouvance.

Le gaucho-macronisme intégré ne fait pas de doute au niveau des ex-élites socialistes. Les exemples abondent dans la sphère gouvernementale comme parmi les cadres du parti ou les membres du groupe parlementaire. Les anciens rocardiens ou strauss-kahniens en forment les principaux contingents, mais le soutien résolu de Jean-Pierre Chevènement à Macron montre qu’il s’agit d’une inclination largement partagée. Elle est aussi le fait de la base socialiste, c’est-à-dire de ses anciens électeurs. Selon Opinionway, lorsque le 23 avril 2017 Macron se qualifie pour le second tour, il a bénéficié du suffrage de 42% des électeurs ayant choisi Hollande lors du premier tour de 2012. Plus largement, sur 100 électeurs ayant choisi Macron au premier tour de 2017, 51% avaient voté à gauche cinq ans plus tôt contre 21% à droite et 19% au centre. Si l’on considère cette fois le vote Macron en 2017 par rapport au second tour de 2012, 63% des électeurs macronistes avaient alors choisi Hollande et 25% seulement Sarkozy.

Contrairement à ce que l’agitation de la NUPES pourrait laisser penser, ce phénomène perdure. Dès le premier tour de la présidentielle, 29% des sympathisants actuels du Parti socialiste ont voté Macron. À la rentrée, en septembre 2022, 55% de ces sympathisants socialistes déclaraient à l’institut BVA avoir une « bonne opinion d’Emmanuel Macron comme président de la République », ce qui étaient aussi le cas de 45% des sympathisants d’Europe-Écologie-Les-Verts. Au même moment, en ce qui concernait Élisabeth Borne, ces chiffres étaient respectivement de 71% et de 55%. Au-delà des stratégies personnelles des dirigeants socialistes et écologistes, ils doivent donc compter avec une base qui n’est pas vraiment sûre d’être dans l’opposition. Il en va différemment pour la France insoumise, mais l’attelage constitué pour les élections législatives, la NUPES, garantit sa modération finale derrière un rideau d’outrances. On donnera de cette duplicité une illustration largement passée inaperçue : en août 2022, après cinq ans de pouvoir de Macron et tandis que s’annonçait la réforme des retraites, la France insoumise tenait à Valence son université d’été, appelée « les amphis ». Pas moins de trois ministres macronistes – Olivia Grégoire, Marlène Schiappa et Clément Beaune – y furent accueillis, et fort bien reçus. On a connu opposition plus radicale. Il est vrai que deux de ces personnalités appartenaient quelques années auparavant au même camp que les députés supposément insoumis qui débattaient avec eux : la gauche.

C’est pourquoi il faut parler ici de gaucho-macronisme intégré : si la gauche est aujourd’hui électoralement très affaiblie, c’est qu’elle est en grande partie associée au pouvoir. Par ses cadres qui ont rejoint la macronie, par ses sympathisants dont une partie substantielle approuve le pouvoir, par ses électeurs enfin qui choisissent dès le premier tour les candidats de celui-ci. Reste à considérer une autre forme de gaucho-macronisme, qui se maintient à l’extérieur du dispositif gouvernemental mais apporte au bloc élitaire un soutien vital lors des moments décisifs.

Le gaucho-macronisme d’appoint

La scène se déroule à Marseille dans la chaleur d’une soirée de fin d’été, le 8 septembre 2018, sur le Vieux Port. Y croisant de manière prétendument inopinée Mélenchon, Macron explique que le député du lieu n’est pas « son ennemi », à l’inverse du Front national. Cet échange intervient alors que depuis quelques mois la France insoumise a renoncé à sa ligne populiste au profit d’un retour vers la gauche, mouvement qui s’accompagne du départ de plusieurs personnalités souverainistes. « L’ennemi principal », comme l’on dit dans la mouvance trotskiste, est désormais clairement identifié : ce ne sera pas le pouvoir en place, mais une autre force d’opposition, le Front national. Le contraste entre l’attitude de Mélenchon le soir du premier tour en 2017 et en 2022 est éloquent : alors qu’il n’avait pas donné de consigne de vote la première fois, ce qui avait été compris comme une incitation à ne pas choisir entre Macron et Le Pen, le 10 avril dernier il n’a pas laissé place au doute : puisqu’il disait d’aller voter et qu’aucune voix ne devait aller à « l’extrême-droite » chacun y a entendu que ses électeurs devaient se reporter sur le président sortant. Seuls quatre sur dix l’ont fait, d’ailleurs, mais ainsi Mélenchon contentait le reste de la gauche et pouvait s’accorder avec elle sur des candidatures uniques pour les législatives.

Ce point est essentiel : terriblement affaibli dans les urnes, la gauche dépend pour la survie de ses appareils d’une logique unitaire. Avec 26% des suffrages exprimés au premier tour, la NUPES obtient, tous groupes confondus, 149 députés. C’est considérable : pour ses composantes rassemblées, la progression globale en nombre de sièges est de 150% en cinq ans. Cette unité partisane efficace a une contrepartie, le soutien en dernière instance à Macron, via l’opposition absolue au Rassemblement national. La gauche paie donc son union par la division dans la défense des intérêts populaires. En termes imagés, pour que communie Nuit debout, il faut qu’elle se tienne à longue distance des Gilets jaunes.

Le gaucho-macronisme d’appoint se construit ainsi. Chaque fois que le bloc élitaire sera réellement menacé, il pourra compter sur la gauche. À titre compensatoire, la NUPES nourrira un tumulte constant, dans l’Hémicycle, dans les médias, dans la rue, partout. L’excès verbal sera le pendant nécessaire de l’impuissance politique voulue. Les exemples abondent. Le 23 avril constitue évidemment le péché originel de cette gauche d’accompagnement, ses leaders ayant servi de serre-file au vote pour Macron. Ensuite, la NUPES ne cessera de se plaindre que Macron n’ait pas appelé à voter pour elle au second tour dans les circonscriptions où elle affrontait un candidat RN. Elle ne peut mieux avouer qu’elle attendait un « retour d’ascenseur » de celui qu’elle considère avoir fait élire. À l’Assemblée nationale, elle s’interdira ensuite de voter les textes présentés par le groupe RN, même lorsqu’ils sont la reprise des siens. Cette attitude apparemment absurde culminera dans son retrait de l’Hémicycle lorsqu’il faudra voter une motion référendaire sur la réforme des retraites, le 6 février 2023. On signalera également dans la même période l’élection législative dans la Marne, où le candidat NUPES éliminé annoncera voter à titre personnel pour la candidate macroniste, favorable à la réforme, contre la candidat RN, qui lui est hostile. Même au cœur d’un mouvement social massif contre une mesure éminemment pénalisante pour les salariés modestes, la gauche choisit le soutien à Macron. Voici ce que je nomme le gaucho-macronisme d’appoint.

Une logique à décrypter

Le gaucho-macronisme se constate. Son existence est manifeste, sous ses deux versants. Il place ses représentants en tension permanente, les obligeant à une forme de schizophrénie dans leur rapport au bloc élitaire comme au peuple. Leur obstination à prétendre être les adversaires irréductibles du « système » et à qualifier le RN d’opposition « de confort », affirmations également absurdes, tient précisément au souci d’effacer les traces de leur soutien pratique à Macron. On a vu leur intérêt partisan à le faire, notamment pour des accords féconds aux législatives comme aux prochaines municipales. Il reste que cette entente électoraliste n’épuise pas le sujet. Si malgré tout un quart de l’électorat s’accommode de ce jeu, c’est bien qu’il accepte d’en être la dupe sans avoir, contrairement à ses élus, un intérêt pratique à le faire.

Se pose ainsi la question des conditions idéologiques permettant au gaucho-macronisme de perdurer. Même si les électeurs populaires de la NUPES pourraient se lasser voire se retirer de cette combinaison, beaucoup d’autres trouvent cela très bien, notamment du côté des classes moyennes diplômées. Sans doute parce que l’on trouve des points de convergence évidents, par exemple sur la question de l’immigration[1]. De même, le libéralisme culturel offre de nombreuses passerelles entre ces deux camps formellement opposés sur l’échiquier partisan. Plus encore, si l’on considère que le bloc élitaire constitue un bloc historique au projet fondamentalement post-national, la radicalisation de la NUPES au sujet de l’identité nationale, désormais réduite à ses yeux au régime républicain, permet une convergence idéologique majeure entre Macron et Mélenchon. Partageant l’anthropologie libérale progressiste pourfendue par Jean-Claude Michéa[2] , ils n’ont pas un si grand chemin à faire pour s’accorder.

Le gaucho-macronisme est un élément décisif du désordre politique permettant à un bloc élitaire qui déplaît à une majorité de Français de maintenir son pouvoir et de transformer le pays dans le sens de ses propres valeurs et intérêts. L’analyse de ses ressorts profonds constitue un enjeu majeur pour pouvoir modifier cet état de choses. Cet alliage entre l’ancien clivage et le nouveau montre que le processus de décantation de notre système partisan demeure inachevé.


[1] Voir le chapitre « L’immigration ou le renoncement de la France insoumise » dans Bloc contre bloc, Jérôme Sainte-Marie, éditions Le Seuil, 2019.

[2] L’Empire du moindre mal, essai sur la civilisation libérale, éditions Flammarion, 2007.