30/11/2025
Est-ce de la philosophie ? Est-ce de la sociologie ? Est-ce une autobiographie ? L’essai de Matthew Crawford, improbable best seller aux États-Unis et traduit en une trentaine de langues depuis sa parution en 2009, défie les classifications habituelles. Il touche le lecteur individuellement dans son rapport au travail et aux objets, mais aussi comme citoyen dans sa représentation du monde social.
#Que dit-il ?
Le sous-titre de la traduction française en 2010 présente l’ouvrage comme un « essai sur le sens et la valeur du travail ». C’est le cas, mais à travers un narratif autobiographique, passant du monde universitaire à celui de l’atelier de mécanique.
Le livre commence par un constat. Il y a de moins en moins de cours de technologie dans les lycées américaines, et aussi de moins en moins de filières qualifiantes consacrées aux activités manuelles. Pourtant, là où les étudiants issues de filières générales voient leur condition d’embauche se dégrader, les jeunes ayant des compétences en mécanique, en plomberie ou bien en menuiserie trouvent assez facilement un travail bien payé. Cette contradiction entre la formation et les besoins sociaux n’est donc pas réductible à une logique économique, mais renvoie à une idéologie globale, à une vision partagée du monde qui est aussi une vision biaisée du monde.
Cette vision renvoie au discours sur la nouvelle économie, celle de la fin du travail concret au profit de la manipulation d’abstraction et de symbole. Désormais la formation devrait préparer des individus ouverts au changement et à l’aise dans le virtuel, plutôt que des gens spécialisés à des taches concrètes. Pourtant, selon Crawford, l’opposition réelle n’st pas celle entre le travail manuel et le travail intellectuel, entre l’univers du col bleu et celui du col blanc, comme on dit aux USA pour parler des ouvriers et des cadres, ou bien entre l’usine et le bureau. Pour lui la vraie différence qui se creuse sépare les métiers délocalisables de ceux qui ne peuvent être réaliser qu’à proximité du consommateur. Très concrètement, dans l’activité qui l’intéresse, on peut déplacer les usines de fabrication des motos en Chine ou ailleurs. Mais le motard américain continuera à faire réparer sa moto près de chez lui, aux États-Unis.
Crawford fait ainsi l’apologie du réparateur comme modèle social. Sans que l’auteur le sache, son propos est aujourd’hui conforté par l’irruption de l’intelligence artificielle (IA) qui démultiplie les effets de la mondialisation et expose bien des métiers intellectuels aux déboires précédemment connus par les catégories ouvrières.
#Qui l’écrit ?
Matthew Crawford, de nationalité américaine, est né en 1965. Il est docteur en philosophie politique et chercheur à l’université de Virginie, mais il tient aussi une boutique de réparation de motos, avec une prédilection pour les modèles anciens.
Pourquoi le lire ?
Profondément originale dans son écriture, cet ouvrage alterne les thèmes philosophiques et les considérations pratiques. Il dépasse ainsi concrètement la fausse dualité entre l’intellectuel et le manuel. Très personnel, il développe des idées nouvelles sur la valeur du travail et l’organisation sociale sans versé dans la dénonciation, à rebours d’une large part de la sociologie européenne. Non seulement on y apprend beaucoup et engrange des références, mais surtout cette lecture renouvelle notre regard sur le monde et, peut-être, sur l’existence. Réfléchir au sens la valeur du travail, voici un moment philosophique utile pour un projet politique.
#Citations
o « Le métier de réparateur consiste à se mettre au service de ses semblables et à restaurer le fonctionnement des objets dont ils dépendent. Sa relation aux objets contredit le fantasme de maîtrise qui imprègne la culture moderne. Au début de chacune de ses interventions, le réparateur doit sortir de lui-même et déployer son don d’observation ; il doit examiner les choses avec attention et être à l’écoute des machines en souffrance ».
o « En ces temps étranges de dépendance et de passivité croissantes, il convient d’accorder une reconnaissance publique à l’aristocratie plébéienne de ceux qui acquiert un pouvoir réel sur les choses réelles, celles dont nous dépendons tous dans notre existence quotidienne. »
o « Au sommet de la chaîne alimentaire, les membres de l’élite s’enorgueillissent de leurs gouts mondialisés (…). Mais quand son usine est délocalisée, à quoi peut se raccrocher le travailleur de l’industrie automobile ? »
À retrouver sur le podcast d’actualité culturelle de Campus Héméra
[épisode 18](https://smartlink.ausha.co/campus-hemera/la-valeur-du-travail-selon-matthew-crawford)