16/01/2025
Le point de départ du livre est salubre, même s’il est plaisant de voir l’auteur s’en justifier longuement : le vote en faveur du Rassemblement national n’est pas réductible à la colère ou à la protestation, mais est porté par une adhésion à des propositions et à une représentation de la société.
# Que dit-il ?
Le point de départ du livre est salubre, même s’il est plaisant de voir l’auteur s’en justifier longuement : le vote en faveur du Rassemblement national n’est pas réductible à la colère ou à la protestation, mais est porté par une adhésion à des propositions et à une représentation de la société. Comme l’auteur s’intéresse au discours social, il constate sans peine que celui du Rassemblement national n’est pas celui de la lutte des classes, mais construirait un clivage entre les producteurs d’un côté, les parasites d’en haut et d’en bas de l’autre.
Il écrit ainsi : « les premiers qui comptent dans leurs rangs des chefs d’entreprise, des indépendants et des salariés, contribuent à la richesse nationale par leurs investissements, leur activité professionnelle et leurs impôts. Les seconds, qui sont tantôt des spéculateurs impliqués dans la circulation du capital, financier ou culturel, et tantôt des « assistés »bénéficiant de la redistribution des revenus et des droits, ne prospèrent qu’en accaparant le produit des efforts d’autrui. » Il considère que cette opposition relève en langage académique anglophone du producerism.
Tout son travail va dès lors consister à déconstruire cette notion, dont il est bien obligé de constater qu’elle traverse toute l’histoire du mouvement ouvrier et pourrait séduire bien au-delà de la supposée extrême-droite qu’il entend combattre. Il entame alors une recherche des occurrences de cette notion, allant jusqu’aux « niveleurs » anglais du XVIIème siècle, recherche mobilisant une vaste culture et parfois intéressante. Malheureusement, toute sa quête est dominée par le souci d’entacher cette notion de l’ethnicisme ou du racisme qu’il prête à ses défenseurs. Dans le détail de son développement on apprend beaucoup, dans l’ensemble on se heurte à un mur d’affirmation non prouvée, celui d’un « producérisme » adversaire de toute réelle émancipation, voire potentiellement criminel à ses yeux.
Tout le paradoxe du livre est que l’auteur finit par présenter le positionnement du RN entre les « prédateurs d’en haut » et les « prédateurs d’en bas », ou bien entre la logique individualiste d’une certaine droite et celle égalitariste d’une certaine gauche, de manière parfois pertinente. Il rend parfois justice à certaines positions du mouvement national, mais ensuite, pour en combattre l’évidente séduction, affirme qu’elles s’inscrivent dans une démarche forcément « racialisée ». Il s’engage ensuite dans des considérations stratégiques sur les différentes forces politiques, développement marqué par l’absence de toute analyse de classe et par, conséquemment, une approche idéaliste. En quelque sorte, il explique les idées par les idées, dans un ciel intellectuel où brilleraient les notions de « gauche », « droite », « extrême-droite », « centre », etc., entourées par les constellations du « progressisme », de « l’émancipation », de « l’identité » et autres abstractions. L’important pour lui est de prévenir son camp, donc ce qu’il appelle la gauche, contre « l’imaginaire producériste », selon lui préempté par le Rassemblement National. Sa préconisation pour la gauche serait de se détacher de l’héritage de Marx, trop économiste, trop centrée sur l’exploitation du travail donc trop réductrice à ses yeux, pour assumer une « pluralité des luttes », une « multiplicité des causes », un mouvement donc sans « nous » homogène permettant la formation d’une « gauche d’occasion ». Bref, un néant stratégique développé page après page, qui aboutit dans une postface rédigée juste après les législatives de 2024, à exalter un « antifascisme » qui « empêche de se perdre et donne le courage de résister »… Tout ça pour ça !
# Qui l’écrit ?
Michel Feher, né en 1956, de nationalité belge, est le fondateur de la maison d’édition Zone Books, renommée dans le domaine des sciences sociales, très engagé à gauche. de formation philosophique, il a travaillé sur les questions sociales et migratoires.
# Pourquoi le lire ?
Il s’agit d’un livre militant, tout entier voué à combattre le Rassemblement national, et sacrifiant sans cesse (même en s’en défendant parfois) à « l’intersectionnalité » et à la « convergence des luttes », vieux mantra gauchiste, ce qui rend sa lecture souvent pénible. Et pourtant, bien que l’auteur massacre son sujet, il part d’une intuition intéressante. De fait, il y a un rapport entre production et nation, et valoriser le travail et donc les travailleurs constitue une excellente idée politique. Très embêté par la difficulté qu’il a posée à lui-même, Michel Feher essaie de se convaincre que le « producérisme » ne peut être que « racialisé », « ethnicisé », etc. On ne sait à la fin du livre s’il a réussi à s’en persuader, mais on avouera humblement que nous ne sommes pas du tout ébranlé par ses arguties. Donc, lire se livre permet de connaître des références sur le sujet, et d’assister, sans trop de surprise, aux palinodies du gauchisme universitaire confronté à la question de la production. Comme ce gauchisme universitaire finit par nourrir le discours de la gauche politique, connaître en amont sa… production littéraire n’est pas inutile.